Cette dimension émotive de l'art, qui donne à ressentir, peut alors être analysée avec Rousseau.
Extrait :
On parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles : il n’y a personne qui ne sente la vérité du jugement d’Horace à cet égard : on voit même que les discours les plus éloquents sont ceux où on enchâsse le plus d’images ; et les sons n’ont jamais plus d’énergie que quand ils font l’effet des couleurs.
Mais lorsqu’il est question d’émouvoir le cœur et d’enflammer les passions, c’est tout autre chose ; l’impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés, vous donne bien une autre émotion que la présence de l’objet même, où d’un coup d’œil vous avez tout vu. Supposez une situation de douleur parfaitement connue ; en voyant la personne affligée vous serez difficilement ému jusqu’à en pleurer ; mais laissez-lui le temps de vous dire tout ce qu’elle sent, et bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n’est qu’ainsi que les scènes de tragédie font leur effet. La seule pantomime* sans discours vous laissera presque tranquille ; le discours sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accents, et ces accents qui nous font tressaillir, ces accents auxquels on ne peut dérober son organe pénètrent par lui jusqu’au fond du cœur, y portent malgré nous les mouvements qui les arrachent, et nous font sentir ce que nous entendons. Concluons que les signes visibles rendent l’imitation plus exacte, mais l’intérêt s’excite mieux par les sons.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Essai sur l’origine des langues, chap. I, dans Œuvres complètes, V, La Pléiade, 1995, p. 377-378.
* pantomime : spectacle simplement visuel.
Questions :
1. Rousseau différencie dans cet extrait l'art selon qu'il s'adresse à la vue, de l'art selon qu'il s'adresse à l'ouïe.
a) Analysez ce que signifie : "On parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles", dès lors qu'il s'agit de formuler une idée.
b) Quels exemples l'auteur prend-il pour justifier que "lorsqu’il est question d’émouvoir le cœur et d’enflammer les passions, c’est tout autre chose" ?
2. La voix, certes, peut articuler des mots et des phrases permettant de signifier. Cependant, elle comporte une dimension principielle déjà expressive en elle-même, et que les mots ne font que transcrire, dimension que Rousseau appelle les "accents". Appuyez-vous sur les voix du Stabat mater dolorosa de Pergolèse pour montrer en quoi ces accents sont d'une expressivité supérieure à tout autre forme d'expression.
3. Analysez précisément cette phrase : "Les passions ont leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accents, et ces accents qui nous font tressaillir, ces accents auxquels on ne peut dérober son organe pénètrent par lui jusqu’au fond du cœur, y portent malgré nous les mouvements qui les arrachent, et nous font sentir ce que nous entendons".
a) En quoi les passions éprouvées suscitent-elles certes des gestes, mais avant tout une expression qui passe par une accentuation de la voix ?
b) Que révèle ici l'emploi du verbe "arracher" ? L'expression vocale d'une émotion ressentie est-elle, selon l'auteur, quelque chose de conventionnel, de travaillé, ou bien au contraire de spontané ?
c) Que se passe-t-il, alors, chez l'auditeur qui les reçoit ? Le fait qu'il ne puisse "dérober son organe" (c'est-à-dire : qu'il ne puisse se rendre sourd à ces accents) n'est-il pas un argument en faveur de l'universalité de la réception émotive de la musique ? Sur quel principe le fait que "les mouvements qui [...] arrachent" une expression vocale chez celui qui est en proie à un sentiment, soient portés dans le cœur de celui qui l'entend, repose-t-il ? Comment s'appelle le fait d'éprouver en soi-même ce que l'autre éprouve ?
4. Cherchez, dans votre propre expérience, des exemples venant illustrer la thèse défendue ici par Rousseau.
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